Cahiers d'Égypte à Paris — The Egyptian Paris Papers

Collectif "Voix d'Egypte" / "Voices from Egypt" Collective

Honneur de la Révolution

Marche féminine contre l'harcèlement sexuel en Egypte

Marche féminine contre l’harcèlement sexuel en Egypte

 Je ne connais pas la douleur causée par une balle tirée dans le corps mais je connais la douleur provoquée par un million de mains dans ton pantalon; je sais ce que c’est qu’un million de mains qui te tirent dans tous les sens pour obtenir un bout de toi; je sais ce que c’est que d’espérer la mort un instant car on ne supporte plus ce qui arrive, en espérant en même ne pas s’évanouir car on ne sait ce qu’il pourrait advenir de pire encore. Je sais ce que c’est que la peur que personne ne sache où tu es, et lorsqu’ils le sauront, ce sera cette humiliation terrible que tu liras sur les visages de tes amis parce qu’ils te voient et que tu les vois, mais qu’ils ne pourront arriver jusqu’à toi. Je sais ce que c’est, lorsque tu es enfin en sécurité mais que ta jambe se paralyse chaque fois que tu t’approches de quelque attroupement; je connais les cauchemars qui te poursuivent, et l’impuissance que tu ressens chaque fois que tu vois une autre fille dans la même situation. Je sais que dans tous les cas, je choisis la douleur de la balle tirée plutôt que la douleur du harcèlement sexuel. Dix-neuf cas de harcèlement sexuel vendredi dernier, dont six qui ont nécessité l’hospitalisation. Nous sommes en guerre et tout le monde a une responsabilité et jamais je ne pardonnerai à quelqu’un qui se balade à Tahrir et traîne dans les cafés au lieu de nous aider à sauver ces filles. Nous ne sommes pas assez nombreux et quand nous parvenons jusqu’à la fille en question, elle a déjà été agressée. Nous espérons que vendredi prochain nous pourrons la raccompagner à un stade où elle ira encore bien.

Aïda El Kachef

C’est le témoignage d’une des nombreuses filles qui ont été agressées ou violées sur la Place Tahrir ou dans d’autres endroits lors de leur participation à des manifestations. “Midan el Tahrir” qui a vu l’éclatement de la révolution de notre peuple, qui a été irrigué par le sang de martyrs qui ont décidé un jour de manifester contre un régime despotique et corrompu afin de faire triompher la justice et le droit.

Cette jeune fille, que peut-être personne n’a vue et que les caméras de télévision n’ont pas filmée, restera peut-être parmi les inconnues qui ont payé cher leur participation à la révolution et à la libération de l’Egypte. L’adhésion des femmes et leur participation en grand nombre aux protestations dans la rue et à l’activisme politique représente un des acquis les plus importants de la Révolution. C’est ainsi que la femme est sortie du rôle que veut lui imposer la société masculine, ce qui est en soi une révolution. Depuis le début des événements les femmes égyptiennes se sont tenues auprès des hommes face aux forces de l’ordre dans les opérations d’avancée et de repli. Côte à côte ils renvoyaient ensemble les pierres et les grenades lacrymogènes que les policiers lançaient sur les manifestants pacifiques; elles coupaient les pierres des trottoirs, seule arme des manifestants contre les grenades, les grenailles et les tirs à balles réelles. Elles appelaient à la chute du régime.

Le rôle des femmes dans la révolution fut un camouflet adressé au régime; c’est pourquoi celui-ci se devait de rendre coup pour coup. Comment? par l’utilisation du virus le plus répandu dans notre société, à savoir le virus du harcèlement sexuel en particulier et de l’humiliation en général.

Les statistiques indiquent que le crime de harcèlement sexuel figure en tête des crimes de violence dont sont victimes les femmes et que près de 72% des femmes mariées et 94% des jeunes filles sont l’objet de harcèlement verbal dans les rues (rapport du Centre égyptien des droits de la femme: “Etat des femmes 2010”).

Le rapport publié fin  2012 par le bureau des plaintes du Conseil national des Droits de l’Homme permet de classer l’Egypte à la deuxième place en ce qui concerne le harcèlement dans le monde puisque près de 64% des femmes en Egypte subissent le harcèlement soit par voie de fait, soit sous forme verbale.

Le harcèlement sexuel en Egypte s’est développé de manière alarmante ces derniers temps. En effet, au lieu d’actes individuels, nous observons des actes collectifs organisés. Les femmes égyptiennes sont exposées quotidiennement au harcèlement par la parole ou par les attouchements, le coupable pouvant être un homme jeune, un vieillard marié ou célibataire; 65% des hommes ont commis au moins une fois un acte de harcèlement contre une femme.

Une autre forme de harcèlement est celle du harcèlement collectif organisé. Le régime de Moubarak a eu recours à cette forme de harcèlement afin de mater les manifestantes contre la loi électorale en 2005. Mais pourquoi les femmes, alors qu’elles sont en général moins nombreuses que les hommes? Pourquoi les femmes alors qu’elles manifestent pacifiquement et sans recours à la violence? Pourquoi la police ne les arrête pas sans les molester? Voici la question fondamentale: pourquoi le harcèlement?

Nous croyons que pour répondre à cette question il faut remonter à la psychologie de la société égyptienne.

La société égyptienne de par ses coutumes et ses traditions et ses appartenances religieuses (musulmane et chrétienne) est une société phallocratique en apparence car l’homme y jouit de droits pour l’obtention desquels la femme lutte tous les jours. La plupart du temps ce sont les hommes qui occupent les hautes fonctions dans les entreprises et les ministères; et les postes sont rarement attribués aux femmes même si elles possèdent des diplômes supérieurs à ceux des hommes.  Dans la vie quotidienne les hommes disposent d’une liberté de mobilité que n’ont pas les femmes. Mais pourquoi donc dire que cette société est phallocratique en apparence? Car en réalité le nombre des femmes est plus élevé que celui des hommes et en général dans les milieux modestes c’est la femme qui assure à elle seule la charge de soutien de famille. Notons que 33% des familles égyptiennes dont le chef de famille est une femme vivent sous le seuil de pauvreté (statistiques du Conseil national de la Femme). Les chiffres de ce même Conseil pour 2011 indiquent que les femmes contribuent pour près de 23% à l’économie égyptienne (force de travail), et que dans cette tranche se trouvent 16% de femmes soutien unique de famille. Mais en ce qui concerne les apparences, il faut que l’homme apparaisse dans la société comme étant le chef de famille tout-puissant. On le voit souvent s’en vanter devant ses amis et sa famille (avec l’argent de son épouse). De même, selon les idées de notre société, il faut que l’homme maîtrise tout et comme l’activité économique des femmes est en progression, et comme ceci lui échappe, alors il recourt à la violence verbale et physique comme moyen d’exercer son autorité sur le foyer et de protéger sa virilité. On peut ajouter à cette pression domestique la pression de la société que subit la femme. Cette pression qui trouve son origine dans les habitudes et les traditions de notre société qui fait porter à la femme le poids de “l’honneur de la famille”.  L’honneur de la famille s’est transformé en honneur de la société et l’idée de protéger  la femme des risques a cédé la place à celle de réprimer la femme et de restreindre  ses libertés. L’honneur de la femme dans notre société phallocratique c’est l’honneur du père, du frère, du mari, du fils, avant d’être celui de la première concernée. C’est pourquoi l’on constate à l’occasion de la plupart des cas de viol ou de harcèlement que la famille exerce des pressions sur la victime afin qu’elle ne parle pas de ce qui lui est arrivé “afin de ne pas se déshonorer ou déshonorer sa famille”. Par conséquent, en plus du crime que subit la sœur, l’épouse, la fille ou la mère, il lui faut subir un autre crime perpétré par la société afin de préserver l’honneur de la famille et donc l’honneur de la société; il lui faut se taire et s’abstenir de dire. Souvent c’est la mère qui demande à sa fille de ne pas parler car “ça ne se fait pas”.

C’est pourquoi on revient à notre question fondamentale: pourquoi le régime utilise-t-il le harcèlement comme moyen de terroriser les femmes et les écarter de la lutte politique qui se déroule dans la rue?

La réponse est simple : car à ce crime participe la société tout entière directement ou indirectement. On constate dans de nombreux témoignages de victimes qu’elles ne peuvent pas distinguer ceux qui essaient de les protéger de ceux qui les harcèlent; et l’on entend dire parfois que celui qui a protégé la victime est celui qui l’avait d’abord harcelée. Bien sûr il est très difficile d’élucider ces points à cause des circonstances mêmes de l’acte criminel. De nombreuses mains se mettent à agresser des parties du  corps de la victime pendant que d’autres mains s’y mêlent pour protéger ces mêmes parties, c’est pourquoi il n’est pas aisé d’avancer des affirmations précises. Une des raisons de cette confusion pourrait être que la femme peut être convaincue que tout homme étranger à proximité serait un harceleur potentiel et elle interpréterait tout mouvement de sa part comme une tentative de harcèlement. Aujourd’hui la femme dans notre société a un sentiment d’insécurité et ne peut plus circuler librement dans la rue comme le faisaient nos grand-mères et nos mères.

Nous avons entendu dans bien des media des observations écœurantes sur les femmes qui participent aux manifestations telles que “c’est elle qui veut ça” ou “pourquoi est-elle descendue dans la rue ?”; à tel point que la commission des droits de l’homme du Sénat a produit une déclaration pleine d’intelligence et de sagesse faisant porter à la femme l’entière responsabilité de son viol et de son harcèlement parce qu’elle est allée manifester parmi les voyous (baltagueyya). Mais qui sont donc ces voyous? Sont-ils ceux qui ont essayé de protéger les jeunes filles face à l’absence d’une quelconque intervention des forces de sécurité? Sont-ils ceux qui essaient de défendre la Révolution après être sortis aux côtés des femmes réagir aux agissements de l’autorité au pouvoir?  Cette analyse significative d’un Sénat qui n’est que l’émanation du régime confirme qu’une couche de notre société considère les hommes égyptiens comme des animaux ou des chiens incapables de réprimer leurs instincts sexuels et qui, dès qu’ils aperçoivent des femmes sur la place Tahrir ou dans une manifestation s’en vont les harceler ou les violer.

A tous ceux-ci nous voudrions dire ce proverbe: “si tu ne connais pas la honte alors fais ce qu’il te plaît” ou dis ce qu’il te plaît. Cette jeune fille qui est descendue manifester pour défendre les droits de tous les Égyptiens à la vie, la liberté et la justice sociale n’est pas descendue pour demander à être dévêtue ou violée, elle est descendue pour exprimer les revendications de la révolution; elle a manifesté pour un avenir meilleur, pour réclamer un de ses droits les plus élémentaires : celui d’être reconnue comme un membre à part entière de la société. Pour cela, elle n’a pas besoin d’un homme auprès d’elle. Ces femmes portent sur leurs épaules un nouvel honneur pour lequel elles paient le prix fort, c’est l’honneur de la Révolution. Ces femmes, ces adolescentes, ces jeunes filles qui sont descendues dans la rue tout en sachant les dangers auxquels elles s’exposaient même au prix de leur vie ce sont elles l’honneur de la Révolution qu’ils essaient de salir avec leurs entreprises exécrables. Nous lançons un appel à ces femmes, nous leur disons soyez notre point faible que nous ne pouvons cacher, ne disparaissez pas dans les ténèbres de la culpabilité et de la tristesse; soyez plus fortes que la répression et montrez à chaque homme d’entre nous sa faiblesse. Occupez les premiers rangs, soyez un projectile dans les yeux et le cœur de ceux qui veulent vous anéantir. Vous savez maintenant les dangers auxquels vous vous exposez mais vous savez aussi sûrement que les droits ne sont pas octroyés mais doivent être arrachés des griffes de ce régime inhumain.

ياسمين البرماوي

Yasmine Elbaramawy

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This entry was posted on May 2, 2013 by .